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Bonjour,
Pierre BOULANGER, dirigeant de la société Citroën, convoque un Conseil d'Administration. Rien de plus classique, mais le 15 mai 1945 il dicte au secrétaire un texte pour la postérité.
Conseil d’Administration du 15 mai 1945 (extrait)
Sont présents : Pierre Boulanger, Jules Aubrun, Antoine Brueder, René Marais, Louis Wibratte
L’exercice dont nous vous rendons compte se solde par une perte nette, après amortissement, de 217 725 677 francs et 92 centimes, contre un bénéfice net de 16 364 292 francs 80 centimes pour le précédent exercice (1939-1940).
Les rapports que nous vous avons présentés au cours des assemblées qui se sont tenues pendant l’occupation ne vous donnaient que peu de renseignements sur la marche de notre société : leur extrême concision nous était imposée par les circonstances. Lorsque nous aurons exposé ce que fut la vie de notre société pendant la guerre, vous comprendrez mieux pourquoi l’exercice dont nous vous rendons compte s’est traduit par une lourde perte.
L’exercice 1939-1940 a été marqué par une activité intense tout entière dirigée vers l’armement français. Non seulement nos fabrications habituelles, particulièrement camions, camionnettes et voitures d’ambulance étaient poussées au maximum, mais nous avons entrepris la fabrication en grande série d’obus et de fusées. L’effort accompli par tout le personnel pour la défense nationale et son attitude lors du bombardement allemand du 3 juin lui ont valu, le 4 juin 1940 la citation suivante à l’ordre de l’Armement :
Le ministre cite à l’ordre de l’armement le personnel de direction, la maîtrise et les ouvriers de la société anonyme andré Citroën : « ont travaillé avec la plus grande énergie pour mettre à la disposition des armées les matériels et munitions qu’ils étaient chargés de produire. Ayant eu à faire face à une intervention de l’ennemi, ont réussi par leur courage, leur sang-froid et leur détermination à reprendre, après quelques heures, leur patriotique effort. »
Puis ce fut l’invasion et l’ordre de repli entraînant la fermeture des usines.
Le 16 juin 1940, nos usines étaient réquisitionnées au profit de l’armée de l’air allemande par un ordre signé à Berlin du Ministre de l’Air.
Quelques jours après, ce fut le service de la motorisation de l’armée qui devint le bénéficiaire de cette réquisition et installa des postes de garde dans toutes nos usines. Le 26 juin 1940 des commissaires allemands nommés par le ministère des fabrications à Berlin arrivèrent dans nos usines.
Nous nous sommes alors trouvés devant le dilemme suivant : accepter de travailler pour l’armée allemande, ou laisser les usines à la disposition des commissaires allemands qui avaient tous pouvoirs pour la diriger. Il nous est apparu que si pénible et si difficile que cela dût être, le dernier devoir nous commandait de rester pour ne pas abandonner le personnel Citroën.
C’est ainsi que jusqu’à la libération de Paris, nous avons dû subir la présence constante de commissaires allemands et de leur personnel. Et pendant ces quatre années, ce fut une lutte journalière, entre Citroën et eux.
Ce que fut cette lutte serait bien long à vous exposer, tant ses terrains furent variés et ses alternatives diverses, tantôt nous réussissions à échapper à une réquisition de prototypes à l’étude, à l’obligation de dévoiler des procédés particuliers de fabrication, à la cession d’éléments de notre actif, tantôt nous n’arrivions pas à éviter la réquisition de matériel. Toutefois avons-nous réussi à retarder considérablement l’enlèvement de nos grosses presses à emboutir destinées, croyons-nous, à la fabrication en série des engins volants dits « V » et auxquelles, du fait des retards successifs que nous avons provoqués, les Allemands n’ont pas eu le temps de faire franchir le Rhin. Nous les avons retrouvées à la frontière luxembourgeoise et elles sont actuellement en cours de remontage.
Simultanément, nous nous efforcions d’empêcher la réquisition de personnel pour l’Allemagne, nous n’avons réussi, là encore, qu’à les limiter et les retarder.
Par ailleurs, les Allemands ont essayé de nous faire entreprendre des fabrications de guerre diverses, obus, fusées, pièces de chars d’assaut ou d’avions, etc.
Tous les prétextes possibles furent invoqués pour nous y soustraire et malgré les pressions exercées, aucun obus, fusée, pièce de char d’assaut ou d’avion n’a été fabriquée par nous.
Cette lutte se concrétise par les chiffres suivants :
- En onze mois, du 1er juillet 1939 au 3 juin 1940, avec 20 000 ouvriers et employés, nous avions fabriqué 24 552 véhicules utilitaires et 21 510 voitures de tourisme soit au total 46 062 véhicules.
- En cinquante mois, du 1er juillet 1940 au 30 août 1944, avec 12 000 ouvriers et employés, nous avons fabriqué 32 468 véhicules utilitaires et 4722 voitures de tourisme, soit au total 37 190 véhicules.
Cette attitude envers l’occupant, les difficultés d’exploitation réelles ou provoquées, amenèrent une diminution de plus en plus marquée de la production qui, dès le printemps 1943, ne permit plus de couvrir les frais d’exploitation.
L’exercice 1943-1944 s’est donc ouvert sous des auspices peu favorables que les évènements ultérieurs allaient considérablement aggraver. Dès l’hiver 1943-1944, de fréquentes alertes aériennes, puis l’obligation de ne travailler que la nuit, diminuèrent encore les fabrications. Enfin, lorsque la pénurie de transports, de charbon et d’électricité, consécutives aux destructions, contraignirent les services allemands à de sévères mesures de restrictions, nous nous vîmes supprimer les allocations indispensables et ce fut l’arrêt de toutes les fabrications le 8 mai 1944.
Il ne pouvait être question de fermer nos portes et de mettre le personnel en chômage, risquant par-là de le contraindre à partir en Allemagne, et malgré les mesures prises par le ministère de la production industrielle, ces six mois d’arrêt de nos fabrications entraînèrent une charge considérable.
Les fabrications ne purent reprendre à faible cadence, par suite du manque de transports et de la rareté de certaines matières, qu’après la Libération de la France, le 6 novembre 1944.
L’ensemble de ces conditions, production minime pendant douze mois, arrêt total de la fabrication pendant six, ne pouvait qu’entraîner une perte considérable pour cet exercice.
Pendant toute cette période, nous avons intensifié l’aider à notre personnel sous toutes ses formes.
Un service social (17 assistantes et 16 auxiliaires) a dispensé prêts et secours d’argent, il est intervenu pour faciliter les études, les achats de vivres, de vêtements. Des colonies de vacances ont envoyé à la campagne 1030 enfants en 1941, 800 en 1942, 600 en 1943.
10 000 jouets de Noël ont été distribués chaque année.
Un service médical (10 médecins dont un chirurgien, un radiologue, une oculiste) est resté constamment à la disposition du personnel et des familles pour les conseils et des soins de toute nature.
Dès 1940, des organismes d’usine essaient de remédier à la pénurie de ravitaillement par la création de réfectoires, de restaurants, de comptoirs d’alimentation qui s’efforcent de fournir les denrées impossibles à trouver normalement. Plus de 20 000 rations sont livrées chaque jour dans les réfectoires. En 1942, 2 millions et demi de kilos de légumes ont été vendus dans les coopératives. En 1943, 2 millions de kilos.
Un service de réparations de chaussures fonctionne à des prix très bas. 45 000 paire sont réparées chaque année. Un service de bicyclettes exécute 14 000 réparations par an.
Un service de consultations juridiques gratuits donne au personnel de l’usine 4 à 5000 consultations par an.
Dès la mobilisation était constitué un service chargé d’étudier les problèmes posés par le départ des 6000 ouvriers et 1000 collaborateurs mobilisés. Pour venir en aide à leurs familles, 2500 femmes de mobilisés ont été embauchées, des allocations ont été accordées aux mères de famille qui ne pouvaient pas travailler.
De septembre 1939 à juin 1940, plus de 15 millions ont été versés en allocations aux familles du personnel mobilisé ou aux mobilisés eux-mêmes.
En outre chaque mobilisé recevait un colis par mois.
Nous nous sommes efforcés d’entretenir avec nos 2000 prisonniers et leurs familles des relations aussi étroites que possible : colis, correspondance pour les uns, allocations diverses pour les autres. Toutes les familles bénéficiaient de nos organisations d’usines : comptoirs d’alimentation, consultations médicales, sociales ou juridiques, colonies de vacances, jouets de Noël etc…
Depuis juillet 1940, plus de 50 000 colis ont été envoyés aux prisonniers, ils contenaient, en plus des vivres, du linge et des effets d’habillement.
De même pour les travailleurs déportés. Un wagon partait tous les deux mois avec des colis individuels, des marchandises en vrac complétaient le chargement du wagon (vivres, vin, linge et chaussures). 9 wagons et 18 000 colis sont ainsi partis pour l’Allemagne.
Comme pour les prisonniers, les services de l’usine étaient à la disposition des familles des travailleurs en Allemagne, qui participaient aux même distributions.
Nos services leur facilitaient les démarches pour le paiement des mandats et des allocations.
Depuis le mois d’août 1944, les femmes des travailleurs déportés ne pouvaient plus recevoir de mandats d’Allemagne. Nous avons aidé celles qui ne travaillaient pas par des versements mensuels pour elles et leurs enfants.
Nous avons la joie d’accueillir en ce moment nos prisonniers et travailleurs déportés : ils reprendront bientôt leur place parmi nous.
La société des transports Citroën a vu, elle aussi, son activité décroître, les évènements militaires l’ayant contrainte à interrompre ses services plus ou moins longtemps sur l’ensemble de ses réseaux. Elle a perdu de nombreux véhicules réquisitionnés. En 1944, elle a transporté 2 781 312 voyageurs et parcouru 2 621 847 kilomètres.
Nous avons repris le contact avec certaines sociétés étrangères et coloniales qui représentaient notre marque. La société anglaise a pris une part active à l’effort de guerre allié.
Nous avons participé aux augmentations de capital de la compagnie immobilière industrielle lyonnaise et de la société de crédit à l’industrie automobile.
Vous avez sous les yeux le bilan et le compte de profits et pertes dont nos commissaires vous donneront l’analyse dans leur rapport. Les profits financiers s’élèvent cette année à 7 461 186 francs 48 centimes : ces profits proviennent comme pour le précédent exercice de l’annulation partielle des provisions antérieurement constituées sur certaines participations à l’étranger que la situation créée par la guerre ne nous avait pas permis de réviser en même temps que les autres.
Nous vous proposons d’amortir le solde déficitaire du compte général de profits et pertes en y affectant la provision pour éventualités diverses (95 millions de francs), la provision de réévaluation du stock de départ (68 120 000 francs) et une partie (52 299 953 francs 87 centimes) de la réserve générale.
Nous avons dans l’avenir à relever les bâtiments détruits par bombardements, à remplacer des matériels détruits, enlevés ou usés. Pour faire face à ces dépenses, nous serons peut-être amenés, au moment opportun, à émettre un emprunt obligatoire, indépendamment de l’augmentation de capital dont nous vous demanderons l’autorisation de principe au cours de l’assemblée extraordinaire qui suivra. Nous vous présentons une résolution à cet effet."
Et en passant, quelques informations glanées au fil des pages des Conseils précédents :
26/01/1939, Pierre Boulanger propose au Conseil d’allouer à la Madame Veuve André Citroën une somme de 300 000 francs, validé par les présents.
03/01/1940, Pierre Boulanger propose au Conseil d’allouer à la Madame Veuve André Citroën une somme de 250 000 francs, validé par les présents.
30/04/1941, le Conseil décide de remette à Madame Citroën et ses enfants la somme de 250 000 francs
Je vous souhaite à tous une bonne journée !
Dernière modification par Bartholomeos (04-03-2024 16:47:27)
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Excellent, merci.
Document très intéressant, Merci
Jean-Michel roule en C4G mfp Familiale 1932 -Traction 15-six E.T de 1950
-Région de Toulouse
Je suis né sans le demander et je vais mourir sans le vouloir alors laissez moi vivre comme je l'entend.
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Merci pour ce document, Bart!
Il en ressort que la direction Citroen a tenté par tous les moyens de ne pas collaborer avec l'occupant. C'est à son honneur! Et quelle belle leçon éthique, le soutien continu aux familles de prisonniers et de travailleurs expédiés en Allemagne. Pour ne rien dire de l'assistance sociale et sanitaire qui ne s'est pas arrêtée pendant la guerre.
Une histoire exemplaire.
Christoph - 70 ans - Saint Hilaire d'Ozilhan (Gard) et Rome (caput mundi) - 11 B 1951
Finalement, finalement, il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adulte (J.Brel)
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Bonjour,
Et c'est une histoire commune à d'autres sociétés qui n'avaient pas le choix, il fallait produire ou mourir en quelque sorte. Il est possible que certains patrons et ouvriers aient produit avec entrain par idéologie avec l'occupant mais ça ne regarde que leurs conscience.
De toute façon comment juger ? Nous autres n'avons jamais eu à vivre cette expérience (sauf si certains des lecteurs sont nés dans des pays lointains où la guerre et la tyrannie sont toujours la norme hélas).
Ce qui est aussi intéressant c'est que cela met à mal la légende urbaine selon laquelle la famille Citroën a été mise à la rue ou presque et maltraitée par les repreneurs. Quand on compare ces sommes avec le coût de la vie à l'époque c'étaient de vraies fortunes.
Bonne journée
Dernière modification par Bartholomeos (05-03-2024 11:58:30)
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Très intéressant pv du conseil d’administration. D’autres documents juridiques de Citroen serait consultables ?
Jacques Lille 11BL Id Ds Hy Sm 2cv ami6 Rosalie Torpédo (voilà Eric...) gsa bx cx xm
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Depuis longtemps Jean-Louis Loubet a révélé le versement d'une somme de secours à Mme Citroën. André Citroën ne détenait rien en propre que ses actions (peut-être des terrains apportés à son entreprise, il faudrait que je relise le bilan 1934) : son appartement parisien et la villa de Deauville étaient loués.
300 000 francs de 1939 (donc des « anciens » francs ) correspondraient à 150 000 € actuels.
Jacques Lille 11BL Id Ds Hy Sm 2cv ami6 Rosalie Torpédo (voilà Eric...) gsa bx cx xm
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Michel, Toulouse, "Est possédé - à nouveau- par une Rosengart LR539".
"Je ne suis pas un ancien de 82 ans... Je suis un jeune de 20 ans, avec 62 années d'expérience et j'ai abandonné l'idée d'être pris au sérieux. Les années n'apportent pas la sagesse, juste la vieillesse."
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